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Épictète et le bonheur parfait du sage stoïcien


Dans un précédent billet, j’ai abordé la vie heureuse selon le philosophe grec Épicure. Le stoïcisme est une école de philosophie ancienne concurrente à l’épicurisme. Tout comme les épicuriens, les stoïciens envisagent la vie heureuse dans un état de tranquillité. Mais le moyen pour y parvenir est bien différent, comme nous le verrons. C’est en effet le courant du stoïcisme que j’aborderai ici, plus particulièrement à travers Épictète, qui était un philosophe grec du début de notre ère. 

 

Le bonheur parfait, chez Épictète et les stoïciens, trouve sa réalisation dans la figure du sage, dont la tranquillité est imperturbable (d’où notre utilisation moderne de l’adjectif « stoïque »). Mais pour comprendre comment il atteint cet état d’ataraxie – d’absence de trouble de l’âme – il faut d’abord se pencher sur quelques notions élémentaires que maîtrisera tout parfait petit stoïcien.



Les stoïciens appellent « impressions » (« phantasia », en grec) les représentations que l’on a du monde extérieur, lorsque celui-ci s’imprègne dans notre âme. Nous sommes libres de donner ou non notre assentiment à ces impressions. C’est avec l’« hêgemonikon », second concept-clé du stoïcisme, que nous le faisons. L’« hêgemonikon » est la partie directrice de notre âme qui est responsable de l’exercice de la raison. C’est cette partie de l’âme qui constitue le siège de la liberté, car elle permet à l’être humain de porter des jugements en donnant ou non son assentiment à une impression. Aussi importe-t-il de consentir aux impressions vraies, c’est-à-dire à celles qui sont conformes aux objets que l’on perçoit, et de rejeter comme fausses celles qui ne le sont pas.

 

L’ataraxie du sage résulte du fait qu’il sait distinguer ce qui dépend de son « hêgemonikon » (ce sur quoi il a une véritable emprise) de ce qui ne dépend pas de lui. Or, ce qui dépend de lui, c’est l’assentiment accordé ou non aux impressions qui s’offrent à lui, alors que ce sur quoi il n’a pas de prise, c’est ce qui est extérieur à ses jugements rationnels. Autrement dit, tout le reste, par exemple sa beauté physique, les biens matériels, l’amour, l’opinion des autres à son égard ou la maladie. Tout cela n’est ni bien ni mal; il s’agit plutôt de ce que les stoïciens appellent des « indifférents ». Il ne faut ni les repousser ni les désirer. Même la richesse de Crésus n’est pas un bien en lui-même tout comme la pauvreté : « …ce n’est pas la pauvreté que nous devons repousser, mais le jugement qu’on porte sur elle » (Entretiens, III xvii, 9). Et devant la mort, le sage reste tout autant imperturbable, car il sait qu’il ne peut rien pour l’éviter. Penser qu’elle est redoutable serait un jugement non conforme à une juste impression du monde.

 

Le sage accorde donc ses désirs et ses aversions sur ce qui dépend de lui de sorte que jamais il ne souhaite que surviennent ou soient évités des événements sur lesquels il n’a pas de contrôle. Jamais il ne se laisse agiter par ce qui ne dépend pas de lui. Vigilant, il prend un temps d’arrêt avant d’adhérer à ses impressions et se demande si elles réfèrent à ce qui relève ou non de son « hêgemonikon ». S’il répond oui à cet examen de conscience, alors il faut agir, sinon il faut tout simplement accepter ce qui arrive. Grâce à cette démarche attentive, le sage ne donne donc son assentiment qu’à des impressions adéquates du monde et il neutralise celles qui ne lui sont pas conformes.

 

Au contraire du sage, l’être humain commun se laisse parfois emporter par des passions, qui sont des mouvements de l’âme contraires à l’« hêgemonikon ». Il consent alors trop rapidement à de fausses impressions et tombe non seulement dans l’erreur, mais aussi dans l’agitation. En s’emballant facilement face aux impressions qui s’offrent à lui, des passions obscurcissent le jugement. C’est d’ailleurs pourquoi le sage refuse tout excès : s’enivrer, par exemple, le rendrait moins lucide et alerte, et une erreur de jugement pourrait en résulter.

 

Contrairement aux épicuriens, le sage stoïcien n’admet pas le plaisir comme fin en soi, celui-ci étant, comme la douleur, une passion qui trouble le jugement. Ses désirs sont toujours assouvis, car ils sont réglés sur ce sur quoi il a un empire et jamais son âme ne se laisse emporter par des mouvements passionnés. 

 

Le sage, pour les stoïciens, est donc infaillible et il ne fait en aucune occasion de jugements faux. Sa fermeté d’âme, sa tranquillité et son bonheur sont parfaits : même accablé par la mauvaise fortune, le sage restera heureux. Nul besoin de dire que très rares sont les sages qui ont véritablement existé. Socrate était l’une de ces figures historiques exceptionnelles, mais elles sont, selon les stoïciens, quasi inexistantes.

 

En bref, pour trouver le bonheur véritable, il faut, selon Épictète et les stoïciens, s’efforcer de distinguer les biens, les maux et les indifférents en usant correctement de la seule chose qui dépende de soi : le libre usage de nos propres impressions. On souffre non pas des événements qui surviennent sans que nous le voulions, mais de l’opinion portée à leur sujet. Le sage a parfaitement intégré cette idée. C’est ainsi que devant le mauvais sort, il peut s’écrier : « Qu’il en soit ainsi! » (Entretiens, I xii, 9).

 

Source : Épictète (1991). Entretiens, livres I à IV (trad. J. Souilhé). Gallimard (« Tel »).

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